Face aux guerres, on se sent souvent impuissants. Mais des moyens d’agir sont à la portée de beaucoup d’entre nous ; des moyens qui, si assez de personnes y recouraient, auraient un impact vis-à-vis de bien d’autres malheurs encore. Cependant, ces potentialités et ces relations n’apparaissent que très rarement, dans les médias classiques.
Le cas de la guerre en Ukraine est très parlant. Car même si ses causes sont multiples, l’une des plus déterminantes est manifestement la volonté de contrôler des ressources ; en particulier des ressources souterraines, en quantités massives, et essentielles pour de vastes secteurs des industries. Cela ressort notamment de deux articles du très bon média Reporterre[i] (géré, rappelons-le, par Hervé Kempf, ancien responsable des pages environnement du journal Le Monde, et qui a quitté celui-ci du fait du manque de liberté auquel il s’y heurtait).
Malédictions du sous-sol
Il s’agit en particulier de plusieurs métaux rares ou dits de transition, du pétrole, du fer, du gaz de schiste, etc. Les puissances étrangères sont directement impliquées dans la lutte pour le contrôle de ces ressources, depuis des années. Quelques exemples : en 2014, l’une des plus grandes sociétés gazières ukrainiennes, la Burisma Holdings, a intégré le fils de Joe Biden à son conseil d’administration ; avec l’annexion de la Crimée, le pouvoir russe a obtenu le contrôle du pétrole de cette région, liée à des projets d’extraction annuelle de trois millions de tonnes de cette ressource ; en 2021, l’Union Européenne a conclu avec l’Ukraine un partenariat pour les métaux stratégiques ; etc., etc. Le Donbass possède lui aussi des parts importantes des ressources ukrainiennes : la moitié du pétrole conventionnel du pays, ou encore l’essentiel de son charbon. Au sujet du gaz, les réserves d’Ukraine seraient les plus importantes d’Europe, après celles de la Russie. Les métaux sont eux aussi essentiels : le titane, dont l’Ukraine est le sixième producteur mondial, est indispensable à l’industrie aéronautique (le titane ukrainien fournit notamment Airbus) ; on trouve dans les sous-sols de ce pays beaucoup de graphite et de manganèse, incontournables pour la production de batteries électriques ; il y existe aussi d’importants gisements de lithium et d’autres métaux nécessaires à l’électronique ; etc.[ii]
Comme annoncé, cela fait apparaître des possibilités bien concrètes d’agir, aussi modestes soient-elles ; car éviter autant que possible de recourir aux produits des grandes entreprises concernées, et, au lieu de cela, privilégier des alternatives, cela permet d’agir sur les causes non seulement de l’extractivisme, des pollutions, des dilapidations de ressources résultant des logiques mentionnées, mais aussi sur les facteurs qui mènent à des guerres.
Ces observations concernent bien sûr de nombreux domaines et productions. Mais il semble particulièrement intéressant et important de s’arrêter avant tout sur un de ces domaines : l’agriculture. En effet, celle-ci peut être développée soit d’une manière qui nourrira tout spécialement les processus destructeurs évoqués, soit d’une manière qui permettra par excellence de les éviter, et de développer des modes de fonctionnements sains.
Une industrie dite agricole
Rappelons d’abord rapidement le lien central entre extractivisme et agriculture industrielle : celle-ci nécessite une surexploitation minière constante ; cela concerne notamment les engrais azotés, dont la production nécessite en particulier du gaz, justement[iii]. Selon Eurostat, en 2021, la consommation de ces engrais, rien que dans l’UE, s’est élevée à près de 11 millions de tonnes[iv]. (Au niveau mondial, cette consommation est estimée à 130 millions de tonnes par an, actuellement[v]). Une autre ressource très présente en Ukraine est elle aussi directement concernée : le fer, nécessaire notamment à l’acier des machines agricoles, un marché immense, dont on ignore en général qu’il dépasse même celui du « phytosanitaire », pourtant déjà énorme ; car si, selon une évaluation du centre d’étude des Verts allemands, le marché mondial des pesticides s’élèvera probablement fin 2023 à 130,7 milliards de dollars[vi], un bureau d’étude français estime que le marché mondial des équipements agricoles, quant à lui, pourrait atteindre en 2025 plus de 252 milliards de dollars…[vii] Et précisons aussi que, comme on l’apprend dans les articles de Reporterre cités plus haut, la production d’acier est précisément la grande industrie nationale de l’Ukraine. (Tout cela ne suggère pas qu’aucune machine ne peut être utile ; il s’agit surtout d’une question d’échelle, c’est-à-dire du fait d’éviter les machines grandes et lourdes, de recourir à nouveau aux animaux de traits dans les situations s’y prêtant, etc.)
Ainsi, outre les destructions et contaminations provoquées par l’agro-industrie lors de l’exploitation des cultures et l’élevage (pollutions chimiques et par les carburants[viii], épuisement et dévitalisation des sols[ix], recours effréné aux antibiotiques[x], etc.), outre ces destructions et contaminations, l’exploitation minière, en amont de cette industrie, est une des activités humaines les plus nocives : cela concerne surtout, là aussi, des pollutions massives des eaux et notamment des nappes phréatiques[xi], ainsi que la destruction de vastes superficies de terres cultivables[xii].
Une pratique pour assainir, guérir et pacifier
La véritable agriculture paysanne (donc celle qui évite les intrants artificiels) se situe à l’opposé complet de tout cela. (Nous l’avons déjà souligné dans divers événements et publications, mais on ne saurait le rappeler trop souvent, d’autant que les discours dominants ne donnent qu’une place infime aux réalités dont il s’agit.)
En effet, cette agriculture-là fonctionne d’une manière très indépendante à l’égard de l’industrie, et dans une coopération constante avec la nature : ses fertilisants sont issus exclusivement des plantes et animaux avec qui elle travaille ; ces derniers peuvent servir pour la production de lait et de viande, mais aussi pour l’aide aux travaux agricoles ; élevés dans une telle agriculture, ces êtres vivants sont bien plus résistants aux maladies et ont donc bien moins besoin de médicaments, car ils sont adaptés à leurs environnements (espèces locales)[xiii], tout en vivant dans des conditions plus saines et non en surpopulation ; dans le même sens, ne pas recourir à des machines trop grandes et lourdes préserve la faune souterraine, essentielle à la santé des plantes et à la fertilité des terres ; éviter les pesticides épargne également cette faune, ainsi que divers auxiliaires naturels comme les oiseaux, prédateurs d’animaux s’attaquant aux récoltes ; les savoirs paysans incluent la connaissance de médecines naturelles, indépendantes de l’industrie pharmaceutique ; etc.
Soutenir une telle pratique, c’est donc agir pour une régénération des bases de la vie sur Terre. Et en même temps, disons-le une fois encore, c’est éviter de contribuer aux guerres comme celle qui, en Ukraine actuellement, tue ou mutile des centaines de milliers de personnes.
Daniel Zink
[i] Titane : comment Airbus contourne le blocus de la Russie (reporterre.net) et Un enjeu caché de la guerre en Ukraine : les matières premières (reporterre.net) (l’article le plus important est le second).
[ii] Ibid., pour toutes les données mentionnées.
[iii] Hausse des prix du gaz : notre dépendance aux engrais menace notre sécurité alimentaire. | Les Amis de la Terre
[iv] Consumption of fertilisers in the EU down 2% in 2021 – Products Eurostat News – Eurostat (europa.eu)
[v] La face cachée des engrais azotés (lemonde.fr)
[vi] Pestizidatlas 2022 – Daten und Fakten zu Giften in der Landwirtschaft (boell.org) – p. 10 –, aussi en français, à la même adresse.
[vii] Le marché du matériel agricole – France | Businesscoot
[viii] 64 % des terres agricoles dans le monde sont contaminées par les pesticides (reporterre.net)
[ix] La dégradation des terres affecte la moitié de la population mondiale (lemonde.fr)
[x] L’élevage industriel consomme plus d’antibiotiques que les êtres humains | CIWF France
[xi] Voir p. ex. : Gaz importé : pourquoi faire simple et rationnel quand on peut faire ruineux, anti-écologique et antisocial ? – Kairos (kairospresse.be)
[xii] Extractivisme : un développement prédateur et écocidaire (cadtm.org)
[xiii] Pourquoi avons-nous besoin des races traditionnelles? – SWI swissinfo.ch