UKRAINE ET AILLEURS : INVERSER LA MANIERE D’AGIR ?

UKRAINE ET AILLEURS : INVERSER LA MANIERE D’AGIR ?

Alexandre Soljenitsyne n’a pas toujours eu que des pensées progressistes, mais certaines d’entre elles méritent amplement qu’on s’en souvienne. Un Occidental lui avait demandé comment, ici à l’Ouest, on pouvait aider les peuples souffrant sous l’oppression soviétique. La réponse avait été en substance : en vous efforçant d’incarner le plus possible, de votre côté, les idéaux de liberté, de démocratie, de justice. Alors, les choses changeront petit à petit, en Russie aussi, par elles-mêmes1

De nombreux preneurs de décisions feraient bien de méditer longuement cette idée, en particulier en lien avec la situation en Ukraine. Une fois une guerre déclenchée, une action diplomatique, voire des pressions réfléchies, sont sans doute nécessaires. Mais vis-à-vis des événements qui ont mené à cette guerre, l’idée en question s’applique pleinement. Et cela concerne aussi à bien des égards la façon d’agir à présent, par rapport à ce conflit. Car parmi les causes de celui-ci, une des plus importantes est assurément des manœuvres et un interventionnisme qui, sous bien des points de vue, ont été exactement le contraire de cette idée de Soljenitsyne. Il serait très urgent d’en tirer les leçons.

Beauté des discours, laideur des actes

Certes, l’interventionnisme et les manœuvres sont venues des deux côtés : le pouvoir russe s’est efforcé de tirer l’Ukraine vers lui2, et divers pouvoirs et personnalités d’occident ont fait de même, notamment en intervenant directement dans le renversement de 2014, où un gouvernement proche de la Russie a été remplacé par un gouvernement proche de l’Ouest3. Il est possible que chez certains, à côté de visées hégémoniques (certainement déterminantes), se trouvait une certaine forme de volonté de démocratisation. P. ex., le milliardaire Georges Soros, un des acteurs du changement de pouvoir évoqué4, malgré toutes ses ambiguïtés, se sent peut-être réellement lié, comme il le prétend, au destin des pays d’Europe de l’Est, dont il est originaire5. De même, il est probable que le sort des russophones indépendantistes d’Ukraine de l’Est soit une des motivations de l’interventionnisme russe.

    Mais quelle est la crédibilité de gouvernements et de classes dirigeantes qui, depuis si longtemps, n’ont dépassé ni le productivisme destructeur, ni les politiques internationales dominatrices ? (Et on peut dire de même du pouvoir russe6 ). Un seul exemple : les responsabilités extrêmement lourdes dans la guerre au Yémen, qualifiée par l’ONU de plus grande catastrophe humanitaire actuelle7. Et dans cette guerre sont ou ont été très impliqués les pouvoirs belge8, britannique, français et étasunien9.

Éléphants et porcelaines

Venant de tels acteurs, les interventions dans des situations comme celle de l’Ukraine, en 2014, sont forcément considérées par les autres puissances comme des manifestations de volonté de contrôle et d’influence.

Dans ce sens, de même que les tendances hautement problématiques du pouvoir russe10 rendent faciles à nos médias de le présenter comme le seul coupable, par rapport à la guerre en Ukraine, de même, pour des médias russes ou pro-russes, il est facile de réduire les événements d’Ukraine de 2014 à un coup d’État orchestré par l’occident ; alors qu’il s’agissait aussi d’une protestation pour une société plus juste et moins corrompue.

Sous ces points de vue, l’activisme des Occidentaux interventionnistes évoque avant tout un éléphant dans une boutique de porcelaine. De même que l’invasion russe depuis 2022, qui n’a fait qu’empirer la situation de la population russophone elle aussi.

Se souvenir de Gandhi

Ainsi, parallèlement à des actions diplomatiques ou politiques, la vraie priorité serait très certainement d’œuvrer à concrétiser, ici d’abord, les idéaux dont nous nous réclamons si souvent, mais dont nous sommes si éloignés en réalité. De sorte à pouvoir, petit à petit, se développer en exemples vivants, plutôt qu’en beaux parleurs. Car l’idée évoquée au début est une autre formulation de l’excellente sentence de Gandhi : « Soyez le changement que vous voulez voir dans le monde !11

Alors, les militants pour les droits de l’homme, dans les régimes autoritaires, verraient leur crédibilité s’accroître intensément. Car ils pourraient se référer à quelque chose d’existant, pas seulement à des utopies. Une part des dirigeants eux-mêmes, dans ces pays, pourrait aussi être incitée à se remettre en question. Et alors, il serait également possible, avec un vrai crédit, d’exercer des pressions, p. ex. financières, pour favoriser des changements. Mais ce qui serait vraiment décisif, ce serait la réalité, l’incarnation de l’idéal.

Daniel Zink

  1. Mentionné par Michel Laloux lors de son séminaire sur les rapports entre les peuples, le 20 octobre 2019, à Mundo-N (Namur). []
  2. https://www.wsws.org/fr/articles/2015/04/ukra-a20.html – où l’on apprend, dans un média très peu soupçonnable d’avoir des tendances pro-occidentales (et dans un article par ailleurs critique sur le pouvoir ukrainien de l’après-Maidan), que des oligarques ukrainiens coopéraient avec le pouvoir russe et finançaient les politiques proches de ce pouvoir. []
  3. P. ex., au moment du changement de pouvoir évoqué, Georges Soros a déclaré sur CNN : « J’ai créé une fondation en Ukraine (…) [Elle] a joué un rôle important dans les événements actuels » (George Soros sur CNN à propos de l’Ukraine – YouTube). Autre exemple : la National Endowment for Democracy est active en Ukraine (https://www.ned.org/ned-stands-in-solidarity-with-ukraine/). Et le premier directeur de cet institut étasunien a déclaré : « Une grande partie de ce que nous faisons aujourd’hui, la CIA le faisait clandestinement il y a vingt-cinq ans. » (INNOCENCE ABROAD: THE NEW WORLD OF SPYLESS COUPS – The Washington Post ; Quand une respectable fondation prend le relais de la CIA, par Hernando Calvo Ospina (Le Monde diplomatique, juillet 2007) (monde-diplomatique.fr). []
  4. Voir fin de la note précédente. []
  5. Il finance diverses ONG humanitaires notamment, peut-être pas exclusivement dans un but d’influence stratégique (Soros and Open Society Foundations Give $100 Million to Human Rights Watch – Open Society Foundations) []
  6. P. ex., avec l’UE notamment, la Russie participe au pillage des eaux aux côtes de l’Afrique – L’Afrique dépouillée de ses poissons, par Kyle G. Brown (Le Monde diplomatique, mai 2018) (monde-diplomatique.fr)) []
  7. Yémen: pire catastrophe humanitaire au monde, la sortie de crise exige un dialogue politique entre les parties, selon de hauts responsables onusiens | UN Press []
  8. 6 ans de guerre au Yémen : La duplicité wallonne n’a que trop duré – Amnesty International Belgique ; []
  9. Guerre au Yémen : la France, le Royaume-Uni et les États-Unis pointés du doigt par l’ONU (la-croix.com) []
  10. Voir notamment les ouvrages d’Anna Politkovskaïa, Andreï Soldatov, Masha Gessen ou encore Alexander Litvinenko, qui, malgré leurs partis pris, sont souvent qualitatifs. []
  11. Le Mahatma Gandhi: « Soyez le changement que vous voulez voir dans le monde!» – Le Soir » []