JUGER LES CRIMES DE GUERRE 

JUGER LES CRIMES DE GUERRE 

(Mais pas n’importe lesquels)

Pour tendre vers une vision globale et juste de l’actualité – notamment celle de la guerre en Ukraine et de son contexte–, il est très important de souligner certains faits qui, dans les médias classiques, occupent une place très restreinte. Place qui paraît même dérisoire, si on la compare à l’espace considérable donné, dans ces mêmes médias, aux critiques des puissances qui ne font pas partie des alliés de l’ouest. Ces critiques sont en partie justifiées ; mais tant qu’elles restent unilatérales, elles ne sont pas crédibles.

    Penchons-nous sur un exemple particulièrement interpellant. On considère, sans doute à juste titre, que Vladimir Poutine devrait être jugé par la CPI (Cour Pénale Internationale). En effet, si l’on veut que le droit international de l’ONU puisse un jour être vraiment respecté, on ne peut que constater qu’en envahissant l’Ukraine, le pouvoir russe a enfreint ce droit ; car celui-ci proscrit notamment « l’emploi de la force (…) contre l’intégrité territoriale ou l’indépendance politique de tout État (1) ».

    Cependant, il est évident qu’une règle comme celle-ci n’aura jamais le moindre poids, tant qu’elle sera soumise à la logique du double standard. Or, récemment encore, on a assisté à des démonstrations monumentales du règne de cette logique. Des démonstrations qui concernent justement, et très directement, la CPI.

« À nos yeux, la CPI est déjà morte »

Rappelons d’abord quelques épisodes effarants qui ont précédé celui dont il s’agit. En 2017, la Gambienne Fatou Bensouda, procureure de la CPI, avait annoncé son intention d’ouvrir une enquête sur des crimes de guerre présumés en Afghanistan, y compris des crimes dont sont soupçonnés des membres de l’armée étasunienne (notamment des actes de torture). John Bolton, qui allait devenir peu après conseiller à la sécurité nationale des USA, avertit alors : « Nous allons interdire à ces juges et procureurs l’entrée aux États-Unis. Nous allons prendre des sanctions contre leurs avoirs (…) et engager des poursuites contre eux (…) à nos yeux, la CPI est déjà morte (2) » (Notons que les propos les plus menaçants de Bolton, publiés dans un article du Wall Street Journal(3) et s’adressant directement à la procureure, n’ont été repris par pratiquement aucun média classique. Ces propos : « Chère Madame la procureure : pour nous, vous êtes déjà morte.(4) ») 

    En 2020, une part des menaces sont mises à exécution : le gouvernement des USA inscrit F. Bensouda et un autre membre important de la CPI (Phakiso Mochochoko) sur une liste noire, la « Specially Designated Nationals and Blocked Persons ». (Ceci implique notamment, pour les personnes concernées, le gel de leurs avoirs aux États-Unis, ainsi que l’impossibilité d’accéder au système financier américain.) (5) Le secrétaire d’État Mike Pompeo a alors également précisé que toute personne ou organisme qui collabore matériellement avec ces personnes s’expose également à des sanctions. Pompeo a aussi accusé la Cour d’être corrompue et illégitime.(6)

Ne pas mélanger les crimes

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Le gouvernement Biden a levé ces sanctions, mais – heureux hasard ? – Fatou Bensouda n’a pas été réélue par les pays membres de la CPI.

Elle y a été remplacée par le Britannique Karim Khan, quelqu’un de bien moins gênant.

En effet – et nous arrivons là à l’information centrale : à peine entré en fonction, fin 2021, ce nouveau procureur a décidé de suspendre les enquêtes sur les crimes de guerre attribués aux USA, sous prétexte que sa juridiction ne disposerait pas des ressources nécessaires. On ne voit pas bien la logique, puisque les enquêtes sur les crimes attribués aux talibans et à l’État Islamique, elles, restent d’actualité.(7) (Notons la manière dont RFI rapporte l’information : ce média titre « La CPI va reprendre son enquête sur les talibans et le groupe EI en Afghanistan » ; et ce n’est qu’en lisant l’article-même qu’on apprend que les enquêtes sur les crimes étasuniens présumés sont, elles, suspendues(8).)

Nos élus devant la CPI ?

Notons aussi que les USA sont loin d’être les seuls concernés. Un exemple très grave et actuel : les implications dans la guerre au Yémen, « pire catastrophe humanitaire au monde », selon l’ONU (9) ; les gouvernements britannique (10), français (11) et belge (12), notamment, portent tous une très lourde responsabilité, dans cette guerre dévastatrice. Là aussi, les élus politiques concernés devraient très certainement être jugés par la CPI.

    Ainsi, plutôt que d’attiser les conflits par l’envoi d’armements lourds et par des sanctions qui, systématiquement, ne visent qu’un des côtés concernés, nos dirigeants feraient bien de commencer par se changer eux-mêmes. Et notamment par prendre exemple sur des gens aussi courageux et cohérents que Fatou Bensouda.

Daniel Zink

(1) https://legal.un.org/repertory/art2/french/rep_supp5_vol1_art2_4.pdf

(2) https://www.lemonde.fr/ameriques/article/2018/09/10/pour-les-etats-unis-la-cour-penale-internationale-est-illegitime-et-deja-morte_5353174_3222.html

(3) https://www.wsj.com/articles/the-hague-tiptoes-toward-u-s-soldiers-1511217136 ; cité aussi dans Lüders, M., Hybris am Hindukusch, C. H. Beck, 2022, p. 178.

(4) https://www.asiasentinel.com/p/america-first-or-america-isolated?s=r

(5) https://www.rfi.fr/fr/am%C3%A9riques/20200903-%C3%A9tats-unis-procureure-cpi-fatou-bensouda

(6) Ibid.

(7) https://www.rfi.fr/fr/asie-pacifique/20210927-la-cpi-va-reprendre-son-enqu%C3%AAte-sur-les-talibans-et-le-groupe-ei-en-afghanistan

(8) Ibid.

(9) https://www.un.org/press/fr/2018/cs13586.doc.htm

(10) https://www.la-croix.com/Monde/Moyen-Orient/Guerre-Yemen-France-Royaume-Uni-Etats-Unis-pointes-doigt-lONU-2019-09-05-1201045459           

(11) Ibid.

(12) https://www.amnesty.be/infos/blogs/blog-paroles-chercheurs-defenseurs-victimes/article/guerre-yemen-duplicite-wallonne-dure