DES POTENTIELS EXTRAORDINAIRES… MAIS MÉPRISÉS
Les conférences internationales sur les changements climatiques sont jusqu’ ici aussi ostentatoires que stériles. L’une des causes centrales de leur absence de résultat est que les « engagements » sur lesquelles elles débouchent ne sont jamais contraignants. Mais une cause plus importante encore est que ces grand-messes restent toujours dans la logique du système, c’est-à-dire celle du productivisme et du technologisme. Et si les plus grandes solutions se trouvaient du côté de ce que tant d’entre nous ont oublié, voire méprisent ?
Un symptôme particulièrement significatif de l’obstination dans la logique évoquée : le mécanisme des échanges d’émissions de CO2, qui a été discuté lors de la COP 24 notamment. Ce mécanisme vise à permettre aux pays les moins pollueurs de revendre des quotas à ceux émettant plus de gaz à effet de serre ; bref, la possibilité d’acheter le droit de poursuivre dans la même direction destructrice.
Il est grand temps de changer de cap. A cet égard, il existe un vaste ensemble de solutions et d’opportunités, aussi riche qu’ignoré : l’agriculture paysanne. Celle-ci rassemble des forces de transformation colossales, entre autres à l’égard de défis comme le dérèglement climatique. Mais au lieu d’utiliser ces opportunités, la plupart des décideurs considèrent cette agriculture comme le signe essentiel du « sous-développement ». Et quand ils font minent de la soutenir, ils le font parallèlement à des politiques fondamentalement incompatibles avec elle.
Autosuffisance et coopération avec la nature
Loin d’être un phénomène figé dans le passé, l’agriculture paysanne est un trésor de savoirs, de pratiques, ainsi qu’une immense diversité d’espèces végétales et animales, le tout développé à travers des millénaires.
Tout cela lui permet de fonctionner d’une manière très autosuffisante, en collaboration constante avec la nature : ses fertilisants sont issus exclusivement des plantes et animaux avec lesquels elle travaille ; ces derniers peuvent servir pour la production de lait et de viande, mais aussi pour la traction et donc l’aide aux travaux agricoles ; ils sont bien plus résistants aux maladies et ont donc bien moins besoin de médicaments, car ils sont adaptés à leurs environnement (espèces locales) et vivent dans des conditions saines, non en surpopulation ou en monoculture ; dans le même sens, ne pas recourir à des machines trop grandes et lourdes préserve la faune souterraine, essentielle à la santé des plantes ; éviter les pesticides épargne également cette faune, ainsi que divers auxiliaires naturels, comme les oiseaux, prédateurs d’animaux s’attaquant aux récoltes ; les savoirs paysans incluent la connaissance de médecines naturelles, indépendantes elles aussi des industries ; etc.
Un potentiel extraordinaire de réduction des GES
Ainsi, l’agriculture paysanne se passe et permet de se passer de toute une série de pratiques, engins et autres produits qui comptent parmi les principaux responsables des émissions de gaz à effets de serre : les élevages de masses ; les machines gigantesques et énergivores ; la vaste part de l’extraction minière nécessaire aux intrants chimiques ; le reste de l’activité industrielle liée aux mêmes intrants ; etc.
Plus largement, redévelopper le plus possible cette agriculture, en refaire un fondement central de l’économie, cela reviendrait à faire ce choix décisif : privilégier la production de biens nécessaires à la vie par rapport à la production des gadgets dont nous sommes inondés. Gadgets derrière lesquels se cachent, entre autres, des masses de gaz à effet de serre (ainsi qu’une dilapidation des ressources en général, et qu’une destruction massive des bases de la vie sur Terre). Par exemple : à eux seule, l’extraction et le raffinement des métaux rares consomment 8 à 10% de l’énergie primaire mondiale – rappelons que ces métaux spéciaux sont nécessaires à l’ensemble des engins numériques.
Les gains écologiques, sociaux, humains d’un tel renversement seraient incommensurables.
Une génératrice infinie d’emplois non polluants
Redévelopper l’agriculture paysanne générerait une masse énorme d’emplois par nature écologiques, et, en outre, plein de sens. En effet, renoncer à l’industrialisation de l’agriculture ferait que ce domaine nécessiterait à nouveau beaucoup plus de travailleurs – travailleurs qui, par conséquent, ne dépendraient plus des industries productrices de gadgets, pour trouver un emploi.
En outre, un grand redéveloppement de cette agriculture permettrait à bien plus d’habitants des campagnes de travailler dans les environs de leurs lieux de vie, ce qui permettrait d’éviter de très nombreux déplacements motorisés, autre très importante sources de gaz à effets de serre. Un tel changement serait également très profitable au bien-être des personnes concernées.
L’ensemble de ces potentialités de l’agriculture paysanne, tout comme son mépris par les grandes institutions, ont été particulièrement bien exposés par Sylvia Perez-Vittoria, dans « Manifeste pour un XXe siècle paysan » (Actes sud).
Dépasser les mirages du technicisme
Un des fantasmes à dépasser, par rapport à ces enjeux : celui d’une société des loisirs et des services, où les machines s’occuperaient de la plus grande partie des nécessités matérielles. En effet, ce délire ignore superbement les masses d’énergie, de ressources et de pollutions qui se trouveraient derrière la production, le fonctionnement, comme l’éventuel recyclage de telles machines. Il ne s’agit pas de renoncer à l’ensemble des machines, mais de les utiliser quand elles ont un vrai sens, en tenant compte des limitations et fragilités de la planète.
Une précision, quant au recyclage des engins numériques – et, en particulier, quant à la croyance utopique qu’on pourrait récupérer sans trop de problèmes les métaux rares qui s’y trouvent : dans un smartphone p. ex., il y a près de trente métaux de ce type, sous forme d’alliages, ce qui implique que leur récupération est un procédé très compliqué, qui demande une quantité énorme d’énergie .
Ainsi, pour la totalité de ces métaux, le taux de recyclage varie entre… 0 et 1% .
Cet exemple permet particulièrement bien de prendre conscience de l’ampleur des illusions des tenants de la « transition numérique » ; ces gens qui refusent de voir plus loin que leur écran, donc de penser aux 900.000 serveurs de Google , aux centrales nucléaires entières nécessaires au simple visionnage de vidéos par un très grand nombre de personnes , aux mines dévastatrices de métaux rares dans les pays du sud , etc., etc. Car c’est cela, la face cachée de la prétendue « dématérialisation », l’un des plus gigantesques tromperies de l’histoire.
Quand on a pris conscience des si nombreuses et si belles potentialités de l’agriculture paysanne, et de la manière dont les responsables politiques et autres la considèrent le plus souvent, on mesure toute l’immensité de l’égarement de nos sociétés.
Allons-nous réagir ?
Daniel Zink